Le 3 juillet 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un arrêt important (Com., 3 juill. 2024, n°21-14947) qui pose la question de savoir s’il est possible d’opposer une clause limitative de responsabilité à un tiers qui, dans le cadre d’une action délictuelle, se prévaut d’un manquement contractuel.
Les faits de l’arrêt
La société X, spécialisée dans la production de machines d’emballage, a fait transporter plusieurs machines d’Italie en France pour les exposer lors d’un salon professionnel à Paris. En novembre 2014, la société Y a contracté avec la société Z pour la manutention et le déchargement des machines à leur arrivée. Lors des opérations de déchargement, une machine a été endommagée par un employé de Z. À la suite de cet incident, la société X a reçu une indemnité de son assureur, la société A. Subrogée dans les droits de son assurée, la société A a alors assigné la société Z en paiement de dommages et intérêts pour couvrir le montant de l’indemnité versée.
En première instance, le tribunal a accueilli la demande de la société A, condamnant la société Z à payer des dommages et intérêts. Z a alors interjeté appel de cette décision. La cour d’appel de Paris a confirmé le jugement de première instance, fixant à 100 000 euros les dommages et intérêts que Z devait payer à A, en déclarant que les clauses limitatives de responsabilité ne pouvaient pas être opposées à A. La société Z s’est donc pourvue en cassation.
La Cour de cassation a partiellement cassé l’arrêt de la cour d’appel, estimant que le tiers à un contrat, qui invoque sur le fondement de la responsabilité délictuelle un manquement contractuel ayant causé un dommage, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité prévues entre les contractants. La Cour a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Paris, autrement composée, pour qu’elle statue à nouveau sur le montant des dommages et intérêts, en tenant compte des clauses limitatives de responsabilité.
L’État de la Jurisprudence Avant l’Arrêt
Avant cet arrêt du 3 juillet 2024, la jurisprudence était bien établie sur le point que le tiers à un contrat pouvait invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui avait causé un dommage. Cette position avait été confirmée à plusieurs reprises par la Cour de cassation (Ass. plén., 6 oct. 2006, n°05-13255 ; 13 janv. 2020, n°17-19963).
Cette action étant de nature délictuelle, le tiers échappait traditionnellement à l’application des clauses limitatives de responsabilité qui ne lui étaient pas opposables puisqu’il ne les avait pas acceptées. Par conséquent, le tiers bénéficiait d’une position plus avantageuse que celle des cocontractants eux-mêmes. Cette situation pouvait être perçue comme inéquitable pour les parties contractantes. En effet, ces dernières avaient souvent négocié et accepté des clauses limitatives de responsabilité en tenant compte de l’économie générale du contrat. Ces clauses avaient pour objectif de répartir les risques et d’ajuster les responsabilités de manière équilibrée entre les parties.
Ainsi, le régime antérieur à l’arrêt permettait aux tiers de bénéficier d’une certaine protection, mais cette protection posait des problèmes de cohérence et d’équité dans les relations contractuelles complexes.
Impact de l’Arrêt du 3 Juillet 2024
L’arrêt commenté marque un tournant en décidant que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». Cette décision vise à rééquilibrer les relations entre les parties contractantes et les tiers.
Implications Pratiques de la Nouvelle Décision
D’une part, cette décision signifie que les tiers ne pourront plus bénéficier de manière disproportionnée des manquements contractuels sans être contraints par les mêmes limitations que les parties contractantes.
En outre, cette décision aligne les régimes des chaînes contractuelles de vente et de contrats d’entreprise. Jusqu’à présent, dans les chaînes contractuelles de vente, les clauses limitatives de responsabilité étaient opposables entre les maillons de la chaîne, alors qu’elles ne l’étaient pas dans les chaînes de contrats d’entreprise. Désormais, les deux régimes sont harmonisés, offrant ainsi une plus grande cohérence juridique.
Cependant, plusieurs questions demeurent. L’arrêt ne précise pas explicitement le type de clauses concernées par cette opposabilité. Par exemple, inclut-elle les clauses raccourcissant le délai pour agir ou celles assouplissant les critères de la force majeure ? Si l’inclusion des clauses limitatives de responsabilité semble évidente, qu’en est-il des clauses pénales ? Si ces dernières sont opposables, le forfait prévu doit-il être partagé entre le créancier et les tiers, ou chaque tiers peut-il obtenir le versement du forfait ?
Enfin, cette nouvelle jurisprudence impose aux exploitants et autres tiers potentiellement affectés par des manquements contractuels de réévaluer leurs stratégies de recours. Par exemple, dans le cas où un contrat prévoit des pénalités de retard plafonnées à 5% du montant du marché, un exploitant subissant un retard devra désormais envisager si les pénalités prévues suffiront à compenser ses pertes d’exploitation.
En conclusion, l’arrêt du 3 juillet 2024 (Com., 3 juill. 2024, n°21-14947) marque une évolution majeure en matière de responsabilité civile, mais laisse quelques interrogations en suspens…
Source : https://www.courdecassation.fr/decision/6684e95da0de54ff609f7aa9