
Alors que la responsabilité en droit français repose historiquement sur le principe de la réparation intégrale, l’introduction d’une logique punitive dans le Code civil marque une évolution significative de la législation.
Cette innovation aux enjeux multiples vient soulever un certain nombre d’interrogation sur le modèle français du principe de réparation et sur l’économie vers laquelle le contentieux pourrait alors porter.
Le contexte de l’introduction d’une sanction civile
Longtemps envisagée, une telle amende civile n’avait cependant pas été consacrée jusqu’à la loi DDADUE 20025 du 30 avril 2025, portant adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes.
Le mécanisme des dommages et intérêts punitifs ou de l’amende civile avait pourtant été porté par de nombreux projets de réforme du droit des obligations, des contrats et de la responsabilité mais n’avait encore jamais reçu de véritable traduction dans le Code civil.
C’est désormais le cas : toute faute lucrative causant un dommage sériel, est susceptible d’entraîner l’application d’une sanction civile, dont le produit est destiné à être affecté au financement des actions de groupe.
L’introduction de l’article 1254 dans le Code civil marque donc une évolution significative dans le droit de la responsabilité. Cet article érige une nouvelle forme de sanction autonome, fondée sur la répression des fautes dolosives considérées comme « lucratives ».
L’article 1254 marque ainsi une rupture assumée avec les fondements classiques du droit civil dès lors qu’en introduisant ce dispositif, ne visant ni la réparation ni l’indemnisation des victimes, mais bien la répression du comportement fautif, il s’éloigne des fondements historiques du droit civil français.
Le champ d’application de la sanction civile
Le nouvel article 1254 ainsi ajouté au Code civil trouve sa place dans un nouveau chapitre V, intitulé, sans surprise :
« Sanction civile en cas de faute dolosive ayant causé des dommages sériels ».
Le champ de cet article n’a pas seulement vocation à ne s’appliquer que dans la sphère des relations B2C mais aussi dans les relations B2B. Ainsi, toute personne désormais reconnue responsable d’un manquement à une obligation légale dans le cadre de son activité professionnelle peut se voir infliger cette sanction en cas de dommages sériels.
Cette disposition bien que consacrée au sein de la responsabilité extracontractuelle peut poser la question de la transfiguration de la distinction traditionnelle entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle. Sur ce point, le texte est clair : la sanction civile est applicable en cas de « manquement aux obligations légales ou contractuelles afférentes à son activité professionnelle », ce qui laisse entendre que son champ d’application vise tant la responsabilité contractuelle qu’extracontractuelle.
Les conditions d’application de la sanction civile
Tout d’abord, et pour rappel, l’article 1254 est consacré dans un chapitre V qui, d’ores et déjà, rappel les conditions d’application de la sanction civile : à savoir, (i) une faute dolosive (ii) ayant causé des dommages sériels.
Ainsi, sur la première condition, pour que la sanction civile puisse être prononcée, une faute dolosive à but lucratif doit tout d’abord être caractérisée, laquelle s’interprète ainsi :
« 1° L’auteur du dommage a délibérément commis une faute en vue d’obtenir un gain ou une économie indu ; ».
C’est donc la nature même de la faute, qui doit être dolosive et avoir été commise délibérément dans l’intention d’obtenir un gain ou réaliser une économie indue. Ainsi définie, la faute lucrative est la seule qui peut donner lieu à cette sanction nouvelle.
Cela suppose donc que les fautes de négligence, nonobstant leur gravité, échapperaient donc à ce régime. On comprend par-là la volonté du législateur de renvoyer ici à une logique de dissuasion.
Ensuite, et cumulativement, le manquement doit avoir causé des dommages sériels :
« 2° Le manquement constaté a causé un ou plusieurs dommages à plusieurs personnes physiques ou morales placées dans une situation similaire. »
Il en ressort donc que la deuxième condition pour la mise en œuvre de cette sanction civile est le manquement causant des dommages sériels, impliquant un ou plusieurs dommages à plusieurs victimes (personnes physiques ou morales) placées dans une situation similaire. Cette condition vise à identifier une atteinte systémique, dont les effets seraient conséquents et répétés. Cela n’est pas sans rappeler les violations recherchées par le droit de la concurrence ou encore en matière de conformité et de vigilance.
Cela étant, la difficulté qui persiste reste celle de la définition de la notion de « situation similaire », ce qui pourra appeler à une clarification jurisprudentielle mais dont on peut aujourd’hui dire qu’elle se rattache à la notion de dommages sériels.
Le montant et la mise en œuvre de la sanction civile
Le montant de la sanction est proportionné à la gravité de la faute et au profit retiré de celle-ci.
Le texte prévoit un plafonnement variable : le double du profit réalisé pour une personne physique, le quintuple pour une personne morale.
Ces montants traduisent ainsi clairement toute la perspective dissuasive du mécanisme, dans une logique comparable à celles des amendes administratives ou pénales que l’on connaissait déjà en matière de contentieux financiers par exemple. Ce plafonnement encadre toutefois la sévérité de la sanction tout en assurant une réponse significative face à des comportements qui seraient économiquement motivés mais négligeraient le cadre juridique applicable.
Il convient de souligner que les victimes ne disposent d’aucun pouvoir d’initiative pour l’application de cette sanction civile. Les victimes de ces dommages sériels ne peuvent pas directement demander l’application de cette sanction.
En effet, comme le prévoit l’article 1254 du Code civil, la sanction peut être prononcée par le juge à la demande du ministère public (pour l’ordre judiciaire) ou du gouvernement (pour l’ordre administratif) et par une décision spécialement motivée.
L’inassurabilité de cette nouvelle sanction civile
L’initiative novatrice de la sanction civile reste toutefois encadrée, l’article 1254 précise explicitement que cette sanction n’est pas assurable, confirmant son caractère répressif.
En interdisant la mutualisation du risque par l’assurance, le législateur entend responsabiliser pleinement l’auteur de la faute en l’exposant à une sanction personnelle, inéluctable, à l’instar du droit états-unien.
Cette orientation que la doctrine qualifie de punitiviste renforce la nature sui generis de cette sanction civile, à la frontière du droit civil et du droit pénal économique.
Aux États-Unis, où les dommages intérêts punitifs sont singulièrement plus développés (cf. infra), la question de l’assurabilité de ces derniers est également controversée. D’un Etat à l’autre, la législation peut différer, mais le principe reste toutefois, d’une manière générale, l’inassurabilité.
De nombreuses juridictions, et parmi les plus importantes sur la scène économique mondiale, telles que celles des Etats de Californie, de New York ou de Pennsylvanie, interdisent formellement l’assurabilité des punitive damages. Ces dommages ne visant pas à compenser un préjudice mais à le sanctionner, l’assurabilité contreviendrait à l’effet recherché.
Dans les Etats qui n’interdisent pas formellement la pratique, les assureurs insèreront souvent une clause d’exclusion, cette logique étant guidée par des interprétations juridiques qui jugent ces indemnisations incompatibles avec le principe même de la mutualisation des risques[1].
De la sanction civile à une économie du contentieux
La responsabilité civile en droit français repose sur le principe de la réparation intégrale du préjudice subi par la victime : ni plus, ni moins. Ce principe s’oppose donc à la notion de dommages-intérêts punitifs, dès lors qu’il a vocation à s’ajouter à la réparation intégrale du préjudice, dans une perspective de dissuasion. Pour rappel, ici, la sanction civile va du double du profit réalisé pour une personne physique, au quintuple pour une personne morale, dans une démarche de sanction assumée.
On peut regretter que la notion même de « sanction civile » reste floue. On ne sait pas précisément à l’aune de cette nouvelle loi s’il s’agit de dommages-intérêts punitifs à l’instar du modèle états-unien ou d’une véritable sanction civile.
Quoi qu’il en soit, le mécanisme instauré présente de nombreuses similitudes avec celui des punitive damages du droit américain, lesquels participent d’une logique contentieuse fondée notamment sur l’action de groupe (class action).
Aux États-Unis, les punitive damages sont très fréquents en matière de responsabilité. Ils font toutefois souvent suite à un comportement intentionnel, ce qui n’est pas sans rappeler les dispositions de l’article 1254 nouveau du Code civil.
Ainsi, s’il est à la discrétion des juges de décider de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci sont souvent contraints par la démonstration de l’intentionnalité. La Cour suprême de l’Arkansas a notamment considéré dans un célèbre précédent que l’on ne pouvait accorder de dommages-intérêts punitifs que lorsqu’il était possible de démontrer que le défendeur avait agi intentionnellement en commettant une action illégale tout en sachant que cela pourrait vraisemblablement causer des dommages (National By-Products Inc v. Searcy House Moving Co.).
Ces nouvelles dispositions vouent le produit de cette sanction civile à être reversé à des fonds pour financer les actions de groupe. Un autre dispositif inspiré des États-Unis.
Les class actions y sont une procédure permettant à un groupe de plaignants qui ont des revendications similaires de poursuivre un ou plusieurs défendeurs collectivement. Dans les class actions les punitives damages se heurtent alors au principe de l’individualité des dommages punitifs. Il subsiste toutefois une voie étroite pour combiner dommages-intérêts punitifs et actions collectives, notamment dans les cas impliquant un préjudice uniforme résultant d’un incident unique, malgré la réticence de la Cour Suprême des États-Unis[2].
Certains économistes ont parfois soutenu l’intérêt des punitive damages dans le cadre des class actions dès lors qu’ils permettent de rééquilibrer le fait qu’un nombre limité de victime s’engage dans cette procédure.
En France, l’articulation semble avoir été parfaitement trouvée.
Conclusion
L’article 1254 constitue une avancée majeure vers l’institutionnalisation d’une responsabilité civile à visée punitive. Par cette réforme, le législateur confère à la responsabilité une fonction dissuasive, en réponse aux comportements économiques dolosifs à large échelle. Ainsi, cette nouvelle voie pose un certain nombre de question juridiques de fond dès lors que l’instauration de cette sanction civile punitive révèle les tensions qui traversent le droit de la responsabilité entre sa nécessaire évolution et l’indispensable respect de ses principes fondamentaux, au premier rang desquels se situe le principe de la réparation intégrale du préjudice.
[1] Bryan M. Weiss, ‘Insurability of Punitive Damage Awards’
[2] Louisiana Law Review, ‘Punitive Damages and Class Actions’, Francis E. McGovern
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