Le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 9 du Code de procédure civile, impose que les éléments probatoires soient recueillis sans manœuvres déloyales. En matière de concurrence, la question se pose avec acuité lorsque l’Administration mène des enquêtes susceptibles d’affecter les droits de la défense des entreprises mises en cause. Par un arrêt du 29 janvier 2025 (pourvoi n° 23-15.828), la Cour de cassation s’est prononcée sur la régularité des preuves collectées par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Cette décision illustre l’équilibre délicat entre l’efficacité des contrôles économiques et le respect des garanties procédurales des entreprises.
Contexte et enjeux juridiques de l’affaire
L’affaire en question concerne une société exerçant dans le secteur de la grande distribution et d’autres sociétés affiliées, mises en cause par la DGCCRF pour des pratiques restrictives de concurrence sur le fondement de l’article L. 442-6 du Code de commerce (dans sa version alors applicable). L’Administration leur reprochait notamment d’avoir conclu des accords qui altéraient le jeu normal de la concurrence en instaurant un déséquilibre significatif dans les négociations commerciales avec leurs fournisseurs.
Dans le cadre de cette enquête, la DGCCRF a utilisé des documents préremplis envoyés aux fournisseurs et a procédé à des auditions destinées à confirmer son analyse. Les sociétés poursuivies ont contesté la validité des preuves recueillies, alléguant un manque de loyauté dans l’obtention des éléments de preuve.
Le principe de loyauté probatoire en droit de la concurrence
Le principe de loyauté probatoire, consacré en procédure civile et administrative, interdit le recours à des procédés déloyaux pour obtenir des éléments de preuve. En l’espèce, les requérantes faisaient valoir que les enquêteurs avaient soumis aux fournisseurs des questionnaires préremplis, susceptibles d’influencer leurs réponses et d’entraver une expression libre et spontanée.
Toutefois, la Cour de cassation a rejeté cet argument, estimant que les fournisseurs étaient des acteurs économiques avertis, appartenant à de grands groupes internationaux, et qu’ils avaient conservé leur liberté de réponse. La Haute juridiction a également relevé que certains d’entre eux avaient effectivement modifié ou complété les éléments proposés, attestant ainsi de l’absence de contrainte induite par le cadre fixé.
Différences entre enquête administrative et instruction judiciaire
La Cour rappelle que les investigations de la DGCCRF s’inscrivent dans le cadre d’une procédure administrative et non d’une instruction judiciaire. Cette distinction est essentielle, car elle implique que les moyens de preuve admissibles et les contraintes procédurales applicables diffèrent de celles régissant le contentieux judiciaire. En particulier, le fait pour l’Administration d’adresser des questionnaires ou de structurer les interrogatoires autour d’une analyse préétablie ne saurait, en l’absence de contrainte ou de manœuvre dolosive, être assimilé à une atteinte aux droits de la défense ou au principe du contradictoire. Ainsi, l’enquête administrative obéit à des exigences spécifiques qui n’imposent pas le même niveau de garanties que celles applicables à une instruction judiciaire.
Validité des preuves recueillies par la DGCCRF
Cette décision apporte également un éclairage sur la question de la recevabilité des preuves recueillies par la DGCCRF. Les sociétés mises en cause demandaient l’exclusion de ces documents, soutenant qu’ils avaient été obtenus de manière déloyale. Toutefois, la Cour de cassation a estimé que les irrégularités éventuelles alléguées n’étaient pas d’une gravité suffisante pour compromettre l’équité globale de la procédure. Elle a notamment relevé que, même si le cadre fixé par l’Administration structurait les réponses des fournisseurs, ces derniers conservaient leur autonomie dans la formulation de leurs déclarations. En conséquence, elle a rejeté la demande d’annulation des éléments probants produits par l’administration.
Implications pour les entreprises face aux contrôles de la DGCCRF
Cette décision offre plusieurs enseignements pratiques pour les entreprises et leurs conseils en droit de la concurrence :
La structuration des relations avec les fournisseurs : les distributeurs doivent veiller à ce que leurs négociations contractuelles ne puissent être qualifiées de pratiques restrictives de concurrence. La formalisation des échanges et des accords doit être rigoureusement encadrée pour prévenir tout risque juridique.
La contestation des preuves recueillies par l’Administration : lorsqu’une entreprise conteste la loyauté d’une enquête, elle doit démontrer non seulement le caractère irrégulier du procédé employé, mais aussi son impact concret sur l’équité de la procédure. Une simple structuration des réponses par l’Administration ne suffit pas à établir une atteinte aux droits de la défense.
La vigilance dans les échanges avec les autorités administratives : Il est essentiel que les entreprises répondant aux demandes d’informations de la DGCCRF fassent examiner ces requêtes par des conseils spécialisés afin d’éviter toute communication susceptible d’être interprétée comme un aveu implicite de pratiques anticoncurrentielles.
Équilibre entre efficacité des contrôles et droits des entreprises
L’arrêt du 29 janvier 2025 confirme la nécessité pour les entreprises de maîtriser les règles de la procédure administrative en matière de concurrence. Si la loyauté probatoire est une exigence fondamentale, son application doit être appréciée au regard des spécificités du contentieux économique. La reconnaissance par la Cour de cassation du droit pour la DGCCRF d’utiliser des documents standardisés dans ses enquêtes conforte la latitude dont dispose l’Administration pour détecter et sanctionner les pratiques anticoncurrentielles, tout en imposant aux entreprises une vigilance accrue quant aux modalités de leur coopération avec les autorités de contrôle.