Démolition-reconstruction et défauts de conformité : la gravité des désordres ne dépend pas des travaux réparatoires

La jurisprudence française, en matière de construction, a longtemps évolué sur des questions touchant aux désordres affectant les ouvrages et aux garanties y afférentes. L’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 6 juin 2024 apporte une clarification notable quant à la notion de gravité d’un désordre. Puisqu’il met en lumière que la nécessité de démolir et reconstruire un ouvrage pour réparer un défaut de conformité ne suffit pas à qualifier ce défaut de désordre de nature décennale. Cette décision est l’occasion de revenir sur le régime antérieur, les faits en cause, et les conséquences pratiques de cette évolution jurisprudentielle.

Faits liés à l’affaire et leur impact sur la garantie décennale

Dans cette affaire, un couple a commandé la construction d’une maison. Trois désordres majeurs ont été constatés : mérule dans le vide sanitaire, non-conformité des fondations et défaut de consolidation des poutres. Après la faillite du constructeur, le garant de livraison a versé 390 000 € pour la démolition-reconstruction de la maison. Subrogé dans les droits des maîtres d’ouvrage, le garant a poursuivi l’assureur dommages-ouvrage, qui a contesté la nature décennale des désordres. Le tribunal a retenu l’impropriété à destination, mais la Cour de cassation a jugé que l’ampleur des travaux n’était pas déterminante pour caractériser un dommage décennal.

Le régime de la garantie décennale avant l’arrêt de 2024

Avant cet arrêt, la notion de désordre de nature décennale, définie à l’article 1792 du Code civil, se fondait sur deux critères : un dommage compromettant la solidité de l’ouvrage ou rendant celui-ci impropre à sa destination. En pratique, les juges du fond avaient souvent tendance à assimiler la gravité d’un désordre à l’importance des travaux nécessaires pour le réparer. Ainsi, lorsque la réparation impliquait des travaux conséquents, tels que la démolition et la reconstruction de l’ouvrage, les tribunaux considéraient fréquemment que l’ouvrage était rendu impropre à sa destination, justifiant l’activation de la garantie décennale.

Dans plusieurs décisions antérieures, la Cour de cassation avait en effet jugé que des erreurs d’implantation ou des défauts structurels nécessitant la démolition de l’ouvrage constituaient des désordres de nature décennale. Ces arrêts laissaient penser que l’importance des travaux réparatoires pouvait être considérée comme un indice de la gravité du désordre et donc de l’application de l’article 1792 du Code civil.

Garantie décennale : nouvelle jurisprudence de l’arrêt du 6 juin 2024

La Cour de cassation, dans son arrêt du 6 juin 2024, s’écarte de cette approche et affirme cette fois-ci qu’il ne suffit pas qu’un défaut de conformité nécessite des travaux de démolition et de reconstruction pour que l’ouvrage soit qualifié d’impropre à sa destination. Le point central de la décision repose sur la distinction entre la gravité du désordre et l’ampleur des travaux nécessaires à sa réparation.

Ainsi, la Cour énonce que « la nécessité de démolir un ouvrage pour le rendre conforme aux prévisions contractuelles ne résulte pas, en elle-même, d’un dommage compromettant la solidité ou rendant l’ouvrage impropre à sa destination ». Dès lors, l’assureur dommages-ouvrage ne pouvait être tenu de couvrir les travaux de mise en conformité, puisqu’il n’y avait pas de désordre compromettant la solidité ou l’usage de l’ouvrage.

La gravité du désordre doit donc être évaluée de manière autonome, sans tenir compte des travaux réparatoires nécessaires.

Les conséquences pratiques de la décision

Cette décision entraînera des répercussions notables pour les praticiens du droit de la construction, notamment en matière de recours contre les assureurs dommages-ouvrage.

Elle invite tout d’abord les maîtres d’ouvrage et leurs conseils à recentrer leur argumentation sur l’existence de désordres compromettant réellement la solidité ou la destination de l’ouvrage, plutôt que de se focaliser sur l’importance des travaux de reprise.

Pour les assureurs, cet arrêt constitue une clarification forcément bienvenue des conditions d’application de la garantie décennale, puisqu’ils pourront s’opposer plus efficacement à des demandes fondées uniquement sur l’importance des travaux à réaliser, sans qu’il soit démontré que les désordres affectent véritablement la solidité ou la destination de l’ouvrage.

En outre, cette décision pourrait également conduire à une augmentation des litiges portant sur la distinction entre défaut de conformité et désordre décennal. Les maîtres d’ouvrage devront se tourner davantage vers la responsabilité contractuelle des constructeurs pour les défauts qui, bien que nécessitant des travaux importants, n’affectent pas la destination ou la solidité de l’ouvrage.

Cette évolution risque donc in fine de déplacer une partie des contentieux vers la responsabilité contractuelle de droit commun, notamment pour les vices intermédiaires, ce qui pourrait accroître la complexité des dossiers.

Conséquences pour la garantie décennale et implications pratiques

L’arrêt de la Cour de cassation du 6 juin 2024 marque un tournant dans l’appréciation de la gravité des désordres en matière de construction. En distinguant clairement l’ampleur des travaux réparatoires de la gravité du désordre lui-même, la Haute juridiction rappelle que l’évaluation des dommages doit être centrée sur l’effet du désordre sur la solidité ou la destination de l’ouvrage.

Cette clarification, bien que susceptible de provoquer des débats dans sa mise en œuvre pratique, s’inscrit dans une démarche de sécurisation juridique des rapports entre maîtres d’ouvrage, assureurs et constructeurs.

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