La restitution des œuvres d’art et des biens culturels est devenue, au cours des dernières années, un sujet central des débats patrimoniaux, diplomatiques et mémoriels en France. Longtemps considérée comme marginale et traitée de manière ponctuelle, la question est aujourd’hui inscrite à l’agenda politique et législatif. Elle renvoie en particulier à deux histoires distinctes : d’une part, celle des spoliations massives perpétrées par le régime nazi entre 1933 et 1945, qui ont touché en particulier les familles juives ; d’autre part, celle de la colonisation et des appropriations illicites ou forcées de biens culturels dans les territoires placés sous domination française. L’évolution récente du droit français témoigne d’une prise de conscience progressive, mais aussi des difficultés persistantes à construire un cadre général cohérent et satisfaisant.
Le cadre juridique existant : la prééminence du principe d’inaliénabilité
Le régime juridique français s’est longtemps caractérisé par une rigidité extrême, liée au principe d’inaliénabilité du domaine public. Selon le Code général de la propriété des personnes publiques et le Code du patrimoine, une œuvre intégrée, volontairement ou non, dans les collections publiques est, en principe, insusceptible d’être cédée ou retirée. Ce principe, protecteur du patrimoine national, visait à garantir l’intégrité et la pérennité des collections. Mais appliqué aux œuvres acquises dans des circonstances illicites, il a eu pour conséquence de bloquer toute restitution. La seule voie possible était alors l’adoption d’une loi spécifique, votée au cas par cas par le Parlement.
Un régime exceptionnel et fragmenté
Cette pratique a conduit à des restitutions emblématiques, mais limitées et lentes. Ainsi, récemment, la loi du 24 décembre 2020 a autorisé la restitution de vingt-six trésors royaux d’Abomey au Bénin et du sabre d’El Hadj Omar Tall au Sénégal, et la loi du 21 février 2022 a permis le retour de quinze œuvres spoliées durant l’Occupation.
Dans le cas des spoliations nazies, il existe une distinction entre les œuvres dites « MNR » (Musées nationaux récupération) et celles intégrées aux collections publiques. Les MNR sont d’œuvres retrouvées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et rapatriées en France. Celles-ci, confiées à la garde des musées nationaux et placées sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères, ne sont pas intégrées au patrimoine de l’État. Elles sont répertoriées dans des inventaires spécifiques et peuvent être restituées à tout moment à leurs propriétaires légitimes ou à leurs héritiers, sans aucune prescription. À l’inverse, les œuvres intégrées aux collections publiques nécessitent une loi spécifique pour être rendues à leurs propriétaires ou ayants droit.
Cette distinction, source de complexité, a contribué à la perception d’un régime fragmenté, inadapté et insatisfaisant.
La loi du 22 juillet 2023 : un nouveau régime spécifique aux spoliations antisémites
C’est pour remédier à cette situation que la loi du 22 juillet 2023 a marqué un tournant. Ce texte a introduit une procédure générale de restitution des œuvres spoliées dans le cadre des persécutions antisémites entre 1933 et 1945. Pour la première fois, le législateur a admis la possibilité de déclasser des biens du domaine public dans un objectif de justice historique. La loi confie l’examen des demandes à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, qui joue un rôle d’expertise et de conseil auprès du Premier ministre. Elle ouvre la voie non seulement à la restitution matérielle, mais aussi à des formes alternatives de réparation, comme l’indemnisation financière lorsque la restitution s’avère impossible. Ce dispositif constitue une avancée majeure, saluée par les ayants droit et les observateurs, car il met fin à la nécessité d’une loi ad hoc pour chaque cas. Il illustre également une évolution plus large du droit du patrimoine, qui ne se contente plus de protéger les collections nationales, mais prend en compte les conditions historiques de leur constitution.
Les limites du dispositif et la question des biens issus de la colonisation
Cependant, les limites de ce texte sont évidentes. Son champ d’application est strictement limité aux persécutions antisémites durant la Seconde Guerre mondiale. Les autres contextes historiques, en particulier les appropriations coloniales, demeurent exclus du dispositif. Or, ces biens font depuis plusieurs années l’objet de revendications croissantes de la part des États africains et de leurs institutions culturelles. Dès 2017, le président Emmanuel Macron, dans son discours de Ouagadougou, avait affirmé sa volonté de voir restituer des œuvres majeures aux pays africains. Depuis lors, plusieurs restitutions ponctuelles ont eu lieu, mais toujours dans le cadre de lois spécifiques. L’absence d’un cadre général, dénoncée par de nombreux chercheurs, responsables culturels et juristes, maintenait une situation de dépendance vis-à-vis de la décision politique.
Le projet de loi de 2025 : vers un cadre général de restitution des biens culturels issus de l’époque coloniale
C’est dans ce contexte qu’a été déposé en juillet 2025 par la ministre de la Culture de l’époque un projet de loi intitulé « projet de loi relatif à la restitution de biens culturels provenant d’États qui, du fait d’une appropriation illicite, en ont été privés ». Le texte cherche à créer un cadre juridique permanent et structuré pour la restitution des biens culturels acquis dans un contexte colonial ou post-colonial et propose ainsi d’introduire une section au sein du Code du patrimoine, portant sur les « biens culturels provenant d’États qui, du fait d’une appropriation illicite, en ont été privés ».
Il prévoit que, par dérogation au principe d’inaliénabilité, la sortie du domaine public puisse être décidée pour permettre la restitution à un État demandeur, lorsque le bien remplit plusieurs conditions cumulatives définies par la loi. Parmi ces conditions, le bien doit provenir du territoire actuel de l’État demandeur, et il doit être établi ou présumé sérieusement qu’il a été acquis illicitement entre le 10 juin 1815 et le 23 avril 1972, par vol, pillage, donation ou vente obtenue sous contrainte ou violence, ou encore par une personne dépourvue de capacité légale de disposer du bien.
Le projet prévoit en outre la possibilité d’une consultation d’un comité scientifique (en concertation avec l’État demandeur) pour l’instruction de la demande, puis en tout état de cause que la prise d’un décret en Conseil d’État, sur rapport du ministre de la Culture, pour prononcer la sortie du domaine public. Si le bien appartient à une personne morale publique autre que l’État, l’accord de cette personne est nécessaire pour le déclassement.
Le projet inclut également une disposition visant à étendre les articles du projet aux biens provenant de dons ou legs intervenus avant ou après l’entrée en vigueur de la loi, sous réserve d’absence de clause contraire dans l’acte de donation ou de legs, ou du consentement des ayants droit. Enfin, le projet de loi prévoit de permettre à l’autorité publique de demander la nullité d’une vente, donation ou legs d’un bien public au motif qu’il a été volé ou illicitement exporté après le 23 avril 1972, indépendamment de la date de ratification par l’État d’origine de la convention de l’UNESCO de 1970.
L’objectif du texte en l’état serait ainsi de sortir de la logique des restitutions exceptionnelles, en créant une base légale stable et transparente. Ce projet a été accueilli comme une étape décisive vers la reconnaissance de la dimension coloniale de la question des restitutions. Le Conseil d’État, dans son avis, a souligné la pertinence de clarifier ce régime et la nécessité d’assurer un équilibre entre la reconnaissance des injustices passées et la protection des collections publiques. Du côté des pays africains, cette initiative est perçue comme une réponse attendue depuis longtemps, bien que certains craignent que la procédure conserve un caractère trop discrétionnaire, laissant à l’État français la maîtrise du processus.
Enjeux d’un changement de paradigme
Les enjeux de cette réforme dépassent le seul cadre juridique. Ils touchent à la définition même du patrimoine national et à la manière dont un État assume son histoire. En reconnaissant que certaines œuvres n’ont pas vocation à rester dans les collections françaises, la France modifie la conception traditionnelle de ses musées et ouvre la voie à une nouvelle forme de coopération culturelle. Cette évolution s’inscrit également dans un contexte international marqué par l’absence de cadre harmonisé : l’Union européenne, par exemple, n’a pas encore adopté de dispositif spécifique pour la restitution des biens culturels acquis dans des contextes de spoliation. La question reste donc largement traitée à l’échelle nationale, ce qui complique les démarches transfrontalières.
Au-delà de ses avancées, le projet de loi soulève des critiques. Certains redoutent qu’il n’aille pas assez loin, en laissant de nombreuses zones d’ombre, notamment sur les critères d’identification des biens concernés et sur la place laissée aux États demandeurs dans la procédure. D’autres estiment que la réforme pourrait fragiliser les collections françaises et créer une dynamique de « vidage » des musées. Entre ces deux positions, le débat témoigne de la sensibilité du sujet et de la difficulté à concilier justice historique et protection patrimoniale.
L’évolution récente du droit français marque toutefois un changement de paradigme. Après avoir reconnu sa responsabilité dans les spoliations liées à la Seconde Guerre mondiale, la France s’engage désormais dans un processus de reconnaissance des injustices coloniales. Ce mouvement traduit une redéfinition progressive du rapport au patrimoine : celui-ci n’est plus perçu uniquement comme un ensemble figé à préserver, mais comme un héritage commun à partager, dont la légitimité dépend aussi de la manière dont il a été constitué. L’adoption du projet de loi de 2025 constituerait ainsi une étape historique, inscrivant dans le droit français une conception renouvelée de la justice patrimoniale et ouvrant la voie à une coopération internationale renforcée.
